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Delaram Erfanian (Responsable des communications, Bureau des affaires publiques) : Je suis très heureuse d’avoir avec moi aujourd’hui Hannah Marazzi, Eric Farr et Esther Maloney. Pour commencer, j’aimerais vous demander à chacun de vous présenter et de nous parler un peu de votre expérience. Si nous commencions par Hannah.
Hannah Marazzi (responsable des parties prenantes, Cardus) : Je m’appelle Hannah Marazzi et je suis responsable des parties prenantes chez Cardus, qui est le seul groupe de réflexion confessionnel du Canada. Je suis également directrice du conseil d’administration d’un refuge pour réfugiés et d’une banque de meubles appelée Matthew House Ottawa.
Eric Farr (étudiant en doctorat, Université de Toronto) : Je m’appelle Eric Farr. Je suis étudiant au doctorat au département d’étude de la religion de l’université de Toronto. Je participe également à un certain nombre de projets éducatifs organisés par la communauté bahá’íe.
Esther Maloney (Directrice, Illumine Media Project) : Je m’appelle Esther Maloney. Je suis la mère d’un enfant actif de 3 ans et je suis la directrice fondatrice de Illumine Media Project, un projet populaire qui travaille avec les jeunes de divers quartiers de Toronto dans le cadre duquel ils réfléchissent à des scénarios qui pourraient être édifiants. Nous nous inspirons des efforts de la communauté mondiale bahá’íe.
Delaram : Formidable. Merci à tous d’avoir pris le temps aujourd’hui d’être avec nous et de nous avoir fourni cette introduction. J’aimerais d’abord donner la parole à Hannah. Je sais que vous avez travaillé dans le domaine du développement communautaire avec des organisations religieuses, et plus récemment avec Cardus. Comment pensez-vous que la religion aide les gens à aborder cette crise ?
Hannah : C’est une excellente question. En tant que groupe de réflexion, nous avons récemment effectué une recherche avec l’Institut Angus Reid sur la façon dont la COVID-19 affecte les Canadiens, en particulier d’un point de vue confessionnel. Juste avant le présent appel, j’ai jeté un coup d’œil à cette recherche et il était très intéressant de voir qu’un Canadien sur cinq dit que depuis que le coronavirus a commencé à se propager il a été personnellement soutenu par une institution religieuse ou un de ses proches l’a été. Parmi les Canadiens qui prient, soit environ 59 % de la population totale, plus d’un sur cinq dit se tourner davantage vers la prière depuis que la pandémie a frappé le pays. Pour ceux qui sont très croyants, la prière a été une source très importante de soulagement et de réconfort pour faire face aux sentiments d’isolement, de dépression et d’incertitude.
Je sais que, personnellement, j’ai remarqué que les gens qui m’entourent réexaminent ce que cela signifie d’être humain. Ainsi, quand je regarde autour de moi, quand j’écoute ceux avec qui je parle au téléphone, je commence à voir que nous retournons à des questions vraiment importantes comme : en quoi puis-je espérer ? Quelle responsabilité ai-je envers mon voisin ? Comment puis-je réorienter ma vie en fonction de ce qui compte profondément ?
Delaram : Esther, vous travaillez dans le cadre d’un projet médiatique qui aide les jeunes à produire des histoires qui relient certains concepts spirituels à leur vie quotidienne. Comment voyez-vous la religion et la spiritualité aider vos proches — vos voisins, vos amis — à vivre dans cette nouvelle réalité ?
Esther : Quand je pense au travail entourant le projet d’Illumine, une des choses que nous faisions avant l’arrivée de la COVID-19 était de travailler dans les écoles et dans des contextes où nous pouvions avoir des conversations sérieuses avec les jeunes au sujet de leur vie. Le contenu que nous présentions était ancré dans des thèmes spirituels. L’une des approches que nous avons toujours aimé utiliser était de nous asseoir et d’avoir une conversation face à face sur le contenu des médias, plutôt que d’accepter d’être isolés le nez sur nos écrans, comme nous avons tendance à l’être lorsque nous recevons du contenu à caractère narratif.
Quand la COVID-19 a frappé, il y a eu une véritable clameur de gens qui ont dit « Nous avons besoin de contenu édifiant, nous avons besoin de médias qui nous aident à nous connecter les uns aux autres, qui contribuent à notre santé mentale, qui nous rassemblent ». Nous avions déjà le contenu, nous avons donc pu dire : « Pourquoi ne pas nous réunir en ligne pour regarder quelque chose et avoir une discussion sérieuse ? »
Par exemple, l’un des premiers épisodes traite de cette idée que l’humanité se trouve à un moment critique de son histoire, moment durant lequel nous passons à notre maturité collective, alors qu’il y a tant de signes de souffrance et de crise. Cela nous a semblé être un sujet de conversation très riche que nous pourrions avoir avec des jeunes. Je pense que de cette façon, les concepts spirituels nous ont permis d’aller un peu plus loin que de simplement dire : comment allez-vous ? Avez-vous peur ? Est-ce que vous vous lavez les mains ? Nous avons pu accéder à quelque chose d’un peu plus profond comme tenter de comprendre la trajectoire de l’humanité.
En ce qui concerne mon propre quartier ou ma propre communauté, il y a un groupe d’amies qui sont aussi des mères, et je pense qu’au début beaucoup d’entre nous nous sont senties assez dépassées par le fait que nous étions à la maison avec nos enfants à plein temps, en plus de devoir gérer nos responsabilités pour le travail. C’est un cadeau merveilleux de passer autant de temps avec sa famille, mais cela apporte bien sûr, de nouvelles difficultés et de nouveaux défis. C’est pourquoi certaines d’entre nous ont eu envie de nous réunir. Une fois par semaine après voir couché les enfants, nous nous réunissons en ligne et avons la possibilité de dire quelques prières ensemble.
Delaram : Eric, vous êtes un étudiant diplômé en études religieuses, et vous réfléchissez beaucoup à la façon dont la religion influence notre approche du moment présent. Dans une période de crise comme celle-ci, cela nous permet de penser à nous et à la société d’un nouveau point de vue. Quel rôle pensez-vous que la religion joue pour nous aider à imaginer le monde d’une manière différente ?
Eric : On peut penser aux contributions de la religion de plusieurs façons. D’une part, je pense que la religion fournit à l’humanité un langage, des concepts et des idées qui nous permettent de comprendre notre but et de l’énoncer à la lumière des circonstances changeantes de l’histoire. Elle nous permet d’identifier les problèmes que nous rencontrons, de reconnaître l’injustice et de l’appeler par son nom. Elle nous permet également d’identifier des possibilités — de nouvelles possibilités — parce qu’elle nous situe dans un contexte où l’environnement matériel immédiat dans lequel nous vivons n’est en fait pas le seul — ni même le plus important — contexte dans lequel nous vivons.
Vous pensez donc au rôle que joue la souffrance dans de nombreuses grandes traditions religieuses du monde. La souffrance a une fonction générative dans la vie des êtres humains. Si je pense à ma propre vie, à ces moments où j’ai connu la plus grande croissance personnelle, qui m’ont donné une sorte de profondeur de compréhension que je n’avais pas auparavant — ce sont ces moments où j’ai traversé les plus grands défis de ma vie.
De plus, la religion nous aide à voir l’histoire comme ayant une sorte de direction : une sorte d’arc moral ou une sorte de trajectoire qui va de l’avant. Non pas qu’elle avance dans le sens d’un progrès matériel sans fin, mais que l’histoire a un sens. Dans le contexte des crises auxquelles l’humanité est confrontée durant cette pandémie mondiale, quelles sont certaines des capacités que l’humanité est appelée à développer ? Quelles sont certaines des inégalités et des injustices flagrantes qui ont toujours existé ? D’une manière ou d’une autre, cette crise accentue ces inégalités ou les révèle d’une nouvelle manière. C’est donc une chose puissante que la religion peut apporter, je pense.
Autre chose : en plus des idées, du langage et des concepts, la religion donne aussi des structures concrètes pour apprendre ces choses. Elle ne se contente pas de présenter un tas de concepts abstraits qu’il faut ensuite essayer de comprendre par soi-même, mais elle crée des communautés, elle crée des institutions. Bien sûr, toutes les collectivités religieuses ne fonctionnent pas de cette façon ; c’est une sorte d’idéal de la façon dont de nombreuses collectivités religieuses voient leur existence. Cela crée un espace dans lequel nous pouvons réellement apprendre ce à quoi ressemble la traduction de ces concepts et idéaux spirituels dans la réalité.
Ainsi, ces nouvelles conditions de distanciation sociale, qui incluent une grande peur de la mort et de la solitude, exposent en quelque sorte la solitude qui était déjà toujours là. Les religions apprennent de nouvelles façons de répondre à ces défis. Dans le meilleur des cas, ce sont là quelques-unes des choses que la religion peut contribuer pour nous aider à traverser une crise comme celle que nous traversons actuellement.
Hannah : Je veux juste dire à Eric que tu as mis des paramètres de langage si généreux sur la façon dont la religion peut nous aider à naviguer cette période. Je t’en suis très reconnaissante. En tant que chrétienne, je dirais : Je crois que je viens de Dieu et que je retourne à Dieu. Je crois que Dieu me donne tout ce que j’ai, et ce n’est jamais vraiment à moi, mais c’est quelque chose que je dois gérer pendant que je suis ici sur terre. Je peux donc dire cela, mais je pense que la COVID-19 m’a donné l’occasion de l’incarner, de vérifier à nouveau avec moi-même et me demander : Est-ce que ma vie, mes actions, mes paroles, mes prières et mes pensées reflètent ce que je dis croire, et ce qu’on m’a appris à croire, et ce dans quoi je suis invité à m’engager un peu plus profondément ?
Je voudrais revenir sur la manière dont nous devrions penser aux plus vulnérables en ce moment. Je fais partie du conseil d’administration d’un refuge pour réfugiés et d’une banque de meubles appelée Matthew House, qui est située ici à Ottawa. Notre vision et notre mission sont enracinées dans la tradition chrétienne. Il y a ce verset dans la Bible, Matthieu 25:35, qui dit « Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ». Ainsi, ma foi m’a fourni un merveilleux modèle sur la façon de penser, de servir, d’accompagner et d’apprendre des plus vulnérables.
C’est une belle invitation à rétablir une certaine conscience — mais en réalité, cette conscience devrait être présente en nous toute l’année. Elle ne devrait pas être suscitée par une pandémie. Je sais que cette période prendra fin un jour, alors je me demande, je demande à ma communauté confessionnelle, je demande à mes voisins et à ma famille de réfléchir et de se demander si c’est un appel durable adressé à notre foi, comment pouvons-nous conserver et étendre cette conscience au-delà de cette pandémie ?
Delaram : Oui, je pense que nous nous posons tous ces questions, car [la pandémie] les a soulevées pour nous tous, et nous a aussi fait prendre conscience de toutes ces choses autour de nous.
Esther, dans votre quartier, quelles possibilités voyez-vous pour trouver de nouveaux types de liens avec les gens ? Comment voyez-vous le rôle de la communauté émerger en réponse à cette crise ?
Esther : Je vis dans ce qui est essentiellement une coopérative d’artistes, nous savons donc tous que tout le monde dans ce bâtiment est un artiste. J’ai un voisin qui vit au-dessus de moi et les balcons se chevauchent de telle sorte que nos deux bambins peuvent se parler depuis leurs balcons. Nous pensons installer une cloche pour qu’ils puissent s’appeler et avoir leur moment de socialisation, mais à distance.
Une autre chose qui s’est produite est qu’il y a une chanteuse d’opéra dans notre bâtiment. Elle est phénoménale, et elle a décidé de faire dix-neuf concerts pour la COVID-19, pendant dix-neuf jours d’affilée. Elle s’est tenue sur son balcon et a commencé à chanter. Ce sont de belles arias. Elle est incroyable. Nous vivons dans un quartier de tours, et beaucoup de ces bâtiments sont assez récents. Vous pouvez donc imaginer que c’est aussi une tranche de revenus très différente avec d’un côté l’immeuble auquel nous faisons face, et de l’autre côté ces artistes. Lorsqu’elle sort, elle a cette belle affiche qui dit : « vous n’êtes pas seul ». C’est très frappant de voir tous ces propriétaires d’appartements sortir également sur leur balcon, et tous se font face sur leur balcon, de part et d’autre de la rue, et s’acclament les uns les autres. Je pense qu’elle a été inspirée par ce qu’elle a vu en Italie.
Je pense donc que nous pouvons aussi voir comment, à l’échelle mondiale, la résilience est contagieuse et les communautés elles-mêmes peuvent saisir ce sentiment que tout n’a pas été fermé et qu’il existe de nombreuses façons de nous entraider. Comme l’a dit Hannah, on a toujours l’espoir que cela changera, que cela évoluera. Beaucoup de gens disent : nous ne voulons pas revenir à la normale. Ce que nous voulons, c’est une nouvelle normalité, et c’est une incitation si formidable dans le contexte de notre histoire collective : que devrait être cette « nouvelle normalité » ? Et, si Dieu le veut, ce moment, cette crise que nous traversons, façonne ce désir des gens de manière très profonde.
Eric : Puis-je dire quelque chose à ce sujet ? C’est tellement utile d’entendre des exemples concrets de cette communauté — cette petite zone géographique — qui cherche en elle-même les ressources dont elle a besoin pour survivre à cette pandémie. D’une certaine manière, la situation de la COVID-19 nous donne l’occasion d’explorer les profondeurs des communautés dans lesquelles nous vivons déjà. Nous sommes très habitués à traverser toute la ville pour une nourriture ou un divertissement particuliers — quelle qu’ils soient. Nous allons partout pour obtenir les choses dont nous avons besoin. Mais souvent, ces choses dont nous avons besoin se trouvent dans l’appartement d’à côté. Et cela permet à nos besoins d’être moins influencés par ce que nous voulons à un moment donné, et de plutôt nous dire : d’accord, mais quelles sont les ressources disponibles, et comment puis-je adapter les choses que je veux vraiment en fonction de ce qui est disponible, et quels sont les talents et les capacités des personnes de la communauté dans laquelle je vis ? Il y a donc aussi ce lien intéressant entre la richesse des communautés dans lesquelles nous vivons dans notre environnement immédiat et l’identification des lacunes énormes dans les communautés dans lesquelles nous vivons.
Hannah : Je voudrais juste demander à mes interlocuteurs : avez-vous l’impression que les besoins exprimés sont en train d’être presque « libérés » et qu’ils étaient contenus depuis longtemps ? J’ai parfois l’impression, lorsque j’écoute les gens admettre enfin ce dont ils ont besoin — je me demande si inconsciemment ils ont ce besoin depuis longtemps et s’ils ont voulu demander ces choses, mais les conditions n’étaient pas bonnes. Les normes sociales ne leur ont pas permis d’être conscients du fait qu’ils voulaient exprimer un besoin. Je suis très curieuse d’apprendre des autres personnes et des autres communautés, et je veux savoir quelle est la nature des demandes que vous voyez. Sont-elles immédiates, soudaines, persistantes ?
Esther : Je pense que c’est une question très perspicace. J’ai l’impression que ces besoins matériels sont souvent des portes ouvrant vers des besoins spirituels plus profonds qui ont trait à la solidarité. Si j’ai soudainement l’occasion de vous apporter vos provisions chaque semaine, alors nous sommes en dialogue, et nous pouvons faire des blagues sur le fait que tout le lait a encore disparu, et sur toutes les choses banales qui surviennent chaque semaine autour de cette tâche. Je ne dis pas cela pour minimiser les besoins matériels. Le besoin matériel est très réel. Mais je me demande parfois si, lorsque nous avons le courage de dire que nous avons besoin d’aide, il y a toujours un besoin plus profond, un besoin spirituel de connexion.
Eric : Il y a beaucoup d’éléments de cette société qui semblent être une illusion. Il y a l’illusion de la stabilité, l’illusion de la sécurité, et vous voyez dans un moment comme celui-ci, que la situation révèle à quel point la vie économique de tant de gens est précaire. Cela révèle à quel point la manière dont la nourriture est distribuée dans une ville n’est pas durable. Ce sont des choses que nous savions déjà. Mais l’urgence de ce moment particulier que nous vivons les rend encore plus évidentes et nous donne l’occasion de réfléchir et, espérons-le, d’imaginer une nouvelle vie normale, comme le disait Esther. Cela nous aide à voir par delà certains de ces aspects illusoires de notre vie quotidienne qui sont cachés pour beaucoup d’entre nous. Bien sûr, beaucoup de gens vivent leur vie quotidienne en étant très conscients de ces défis. Mais, il y a quelque chose dans la société qui les obscurcit pour une grande partie de la population.
Delaram : Eric, je peux peut-être aussi te poser une question. Peux-tu nous en dire un peu plus sur la façon dont nous envisageons le rôle de la religion et de la spiritualité dans un contexte où la science et la médecine sont considérées comme la solution principale ?
Eric : Je pense que, à juste titre, nous entendons de la part de nombreuses autorités de notre société que les décisions qui sont prises sont guidées par la science et par des experts de la santé. D’un côté, cela devrait nous donner une grande confiance. C’est une très bonne chose que nous fondons nos décisions sur la manière de gérer une crise de santé publique sur les meilleures connaissances scientifiques.
En même temps, il semble assez clair, d’après cette conversation que nous avons, que beaucoup des problèmes que cette crise unique nous révèle ne peuvent pas être résolus uniquement par les scientifiques. Il existe clairement des défis moraux et spirituels, et des possibilités morales et spirituelles auxquels nous pouvons répondre en ce moment précis. En considérant les types de problèmes dont nous discutons — des choses comme l’inégalité économique, et les défis de l’approvisionnement alimentaire dans notre société — ce sont des questions auxquelles nous sommes capables de réfléchir d’une manière particulière grâce au langage de la spiritualité et aux intuitions morales que nous avons, et l’urgence que nous ressentons à propos de ces choses est mise en évidence par notre sens moral et notre spiritualité. Mais, pour résoudre ces problèmes, nous devons également nous appuyer sur la science et sur le meilleur que ce système de connaissances a produit pour l’humanité. Ainsi, nous espérons qu’en nous appuyant sur le pouvoir de la religion et sur le pouvoir de la science, ces deux façons de voir le monde — ces deux systèmes de connaissance — nous mèneront l’un à l’autre également.
Esther : Je pensais juste un peu à la science et à la religion, et j’apprécie vraiment la clarté que tu as apportée à ce sujet, Eric. Je me disais que la science nous donne tellement de choses que nous savons. C’est le domaine du connu. Dans mes mauvaises habitudes de parcourir le flux de nouvelles, de lire à outrance et d’essayer de comprendre, il y a toujours ce désir humain de vouloir comprendre. Nous avons cette soif de savoir, qui est si essentielle. Mais ensuite, je ressens cet attrait, cet attrait collectif, de nous voir tous réaliser que nous devons être si à l’aise avec l’incertitude en ce moment, et avec tout ce que nous ne savons pas. Pour moi, c’est aussi le domaine de la religion : c’est le domaine de s’asseoir avec quelque chose d’inconnu, et en même temps d’avoir confiance. C’est un chemin si difficile à parcourir. Dans un sens, dire mes prières et penser à ma relation avec le Créateur, au but de ma vie, à ma mortalité, tout cela… va beaucoup plus loin que le défilement de nouvelles et le simple fait de vouloir en savoir autant que possible.
Delaram : Esther, vous disiez que nous ne voulons pas revenir à la normale, mais que nous voulons avoir une « nouvelle normalité », alors j’aimerais poser une dernière question à chacun d’entre vous. Quels sont vos espoirs pour la société alors que nous sortons de cette crise, et que nous entrons dans ce nouveau monde, comme vous l’avez appelé ?
Hannah : Si je ne veux en aucun cas « laver de bonheur » (un terme que j’ai appris l’autre jour) l’immense difficulté et la tristesse que la COVID-19 apporte à tant de personnes, je vois aussi ce beau retour à la vie sur nos balcons, à l’entraide entre voisins, à la conscience de la terre, à l’immense préoccupation des plus vulnérables parmi nous et aux soins qu’on prend d’eux. Je vois des gens qui s’informent régulièrement des personnes âgées et de nos travailleurs de la santé.
J’espère que nous pourrons revenir à des conversations portant sur ce que nous croyons, et sur comment nous croyons que cela nous implique et nous oblige à prendre soin et à accompagner ceux qui nous entourent, à honorer et à glorifier Dieu, et à nous rappeler que c’est de lui que je viens et que c’est vers lui que je retourne. J’espère que nous pourrons collectivement commencer à retrouver le sentiment que notre foi peut être une source d’espoir et de direction, et servir de plan, de cadre, d’échafaudage, pour que nous puissions avoir des relations beaucoup plus étroites les uns avec les autres.
Delaram : Merci Hannah, c’était magnifique. Esther, voulez-vous ajouter quelque chose ?
Esther : Je pense que je reviendrais à cette idée d’illusion, pour laquelle Eric a contribué le langage — sur la façon dont nous avons vécu dans un monde qui comporte un certain nombre d’illusions ou de voiles sur ce qui se passe réellement.
Il semble que cette crise mondiale brûle beaucoup de ces voiles et nous permet de voir ce qui se trouvait derrière le rideau depuis le début. J’espère que cette crise collective fera brûler ce voile et nous permettra de nous défaire de nos illusions sur ce qui se passe réellement ici. J’espère que l’humanité tout entière pourra se donner les moyens de contribuer à une civilisation dont nous voudrions tous faire partie.
Pour ramener cela à un niveau très pratique, au jour le jour, je pense à l’éducation des enfants. Il y a eu beaucoup de conversations vraiment intéressantes entre les communautés, entre les parents qui pensent aux jeunes et à ce que cela signifie d’aller à l’école, et comment remplacer cela à la maison et à quoi cela ressemble. La véritable éducation consiste-t-elle à avoir un enfant branché à un ordinateur toute la journée et à dire : « Eh bien, ils ont fait ce que le professeur a demandé, et c’est ce que la commission scolaire a demandé » ? Ou bien, la véritable éducation consiste-t-elle à vivre au rythme de sa famille pendant cette journée et à découvrir des choses en cours de route ? La véritable éducation est-elle enracinée dans la communauté, est-elle enracinée dans le service ? Tout cela est mis en lumière par cette crise, et il semble qu’il y ait des occasions, même au niveau politique, par exemple autour de l’éducation, pour que les gens regardent cela et disent : quelles illusions avons-nous détruites ici ? Qu’est-ce qui aide vraiment les jeunes à progresser ? Et à apporter leur contribution et à acquérir des connaissances sur la manière dont ils peuvent aider leur société. J’espère donc que ces illusions se dissiperont et que nous pourrons revenir à notre unité réelle.
Eric : Je pense que mon espoir pour la société est que cette crise nous permettra de nous voir plus précisément comme un tout. Qu’elle nous fera prendre conscience de l’unité de l’humanité : de la façon dont nous sommes tous, quel que soit l’endroit où nous vivons ou les circonstances, que nos destins sont liés, que nos vies sont liées. J’espère que nous pourrons puiser, à la fois individuellement et en tant que société, dans les ressources de nos traditions spirituelles et religieuses afin que cela ne soit pas une réalisation éphémère, mais que cela puisse réellement exercer une influence concrète sur les structures de la société. C’est ce que j’espère.
Delaram : Ce fut un véritable plaisir d’avoir cette conversation avec vous tous aujourd’hui. J’ai beaucoup appris de toutes vos expériences et de vos réflexions. Je vous remercie.