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Balado : Le discours public

Épisode 4 : Défendre la cause de la justice

Nous nous entretenons avec Shain Jackson et Roshan Danesh du travail de transformation de la société pour qu’elle reflète les principes de justice et d’unité, en mettant l’accent sur les peuples autochtones. Shain Jackson est un Salish du littoral de la communauté de Sechelt, et président de Spirit Works Limited. Roshan Danesh est avocat, innovateur en matière de résolution de conflits et éducateur.
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Ce texte a été modifié pour des raisons de brièveté et de clarté.

LAURA FRIEDMANN (animatrice) : Je m’appelle Laura Friedmann et je suis heureuse d’animer cet épisode de la troisième saison du Discours public produit par le Bureau des affaires publiques de la Communauté bahá’íe du Canada. Le thème de cette série de balados est une conception de l’unité inspirée par le centenaire du décès de ‘Abdu’l-Bahá, une figure centrale de la foi bahá’íe, qui a consacré sa vie à promouvoir la foi de son père.

Lorsque ‘Abdu’l-Bahá a visité Montréal en 1912, il a abordé la relation entre l’unicité et la justice dans un certain nombre de ses discours publics. Il a dit qu’avec l’apparition de la justice, « toute l’humanité apparaîtra comme les membres d’une seule famille, et chaque membre de cette famille se consacrera à la coopération et à l’assistance mutuelle ». J’espère que nous pourrons nous inspirer de cette brève réflexion pour notre conversation d’aujourd’hui.\ Nous avons deux invités qui vont nous aider à réfléchir à ce que nous devons faire en tant que société pour défendre la cause de la justice et promouvoir l’unité de l’humanité.

Shain Jackson et Roshan Danesh se joignent à nous aujourd’hui depuis la côte ouest. Bonjour à vous deux.

ROSHAN DANESH : Bonjour.

SHAIN JACKSON : Bonjour.

LAURA : Bonjour. J’aimerais vous inviter chacun à vous présenter brièvement et à dire d’où vous venez. Shain ?

SHAIN : Je suis ici dans mon studio à Spirit Works Limited. Nous sommes sur le territoire de la nation Squamish. Je dois donc remercier nos gracieux hôtes. Je suis également Salish du littoral, je viens de la communauté de Sechelt du district de Sunshine Coast. Je m’appelle Shain Jackson, mais je porte aussi le nom de Nineywum, qui signifie dans notre langue « conseiller », « aider » ou « servir ». C’est un nom dont je suis très, très fier. Et je porte aussi le nom de Seylapum, qui est celui de mon arrière-grand-père. Il était chef dans notre communauté, et il était aussi très attaché au service. Je suis très fier de ces noms et je les utilise aussi gracieusement que possible.

Quoi qu’il en soit, merci. 

LAURA : Excellent. Merci. Roshan ?

ROSHAN : Oui. Je m’adresse à vous depuis le territoire des peuples parlant le lekwungen, les Songhees, les Shxw'ow'hamel et les Premières Nations Saanich, où se trouve Victoria, en Colombie-Britannique. Je suis très honoré d’être ici aujourd’hui et de pouvoir discuter avec vous deux de questions de justice et des peuples autochtones de ce pays. C’est formidable d’être ici.

LAURA : Eh bien, c’est vraiment formidable de vous avoir tous les deux ici. Roshan, j’aimerais commencer par vous.

ROSHAN : D’accord.

LAURA : Vous êtes avocat, enseignant et praticien en matière de résolution des conflits, et vous avez beaucoup travaillé avec les Premières Nations dans les domaines juridique et politique. Qu’avez-vous appris de ce travail qui a éclairé votre compréhension de la relation entre la justice, l’unité et l’égalité dans ce pays ?

ROSHAN : Eh bien, je suppose que je devrais commencer par un aveu. Je dois avouer une grande ignorance des peuples autochtones et des réalités autochtones de ce pays. Comme beaucoup de Canadiens de ma génération, je crois, j’ai été élevé, en sachant très peu de choses, en apprenant très peu de choses sur la véritable histoire et la réalité du Canada. C’est pourquoi, au cours des 20 dernières années, j’ai eu la chance et le très grand privilège de pouvoir me mettre au service des peuples autochtones, d’apprendre d’eux dans leurs communautés, de connaître leurs visions du monde, leurs cultures, leurs spiritualités, de réellement voir des membres de communautés extrêmement résilientes. Vous savez que Shain, qui est ici avec nous aujourd’hui, a une histoire remarquable de résilience, de souffrance et de réussite en tant qu’artiste et avocat.

J’ai énormément appris en tant qu’être humain, en étant simplement capable d’interagir et de m’efforcer d’apprendre, et de sortir de la zone de confort dans laquelle j’ai été élevé sur ce que ce pays signifie, ce qu’il représente, et comment nous vivons nos vies.

Mais plus précisément, sur la question du rôle de la justice, vous avez utilisé les termes « unicité » et « unité ». Vous savez, et c’est une façon négative de le dire, mais la réalité est que la plupart des êtres humains et des sociétés humaines… organisent une grande partie de leur vie sur la base de fictions, et non sur la base d’une relation avec la vérité. Et nous luttons tous constamment pour essayer d’organiser nos vies de plus en plus autour de choses qui sont réelles et vraies.

Ce pays a été largement bâti, s’est structuré, et continue de fonctionner, sur la base d’une série de fictions, loin de la vérité. Vous savez, ce que j’ai appris plus que tout, c’est que l’essentiel de la véritable histoire de ce pays était constitué de deux idées centrales. L’une était l’idée d’assimilation. L’autre était une notion très darwiniste, raciste et coloniale selon laquelle la réalité, la culture, la spiritualité, l’être et l’identité des peuples autochtones devaient être supprimés. C’est donc ce fondement très raciste au cœur du pays qui a mené aux pensionnats et à l’imposition de la Loi sur les Indiens, ainsi qu’à toutes sortes de politiques et de réalités discriminatoires et préjudiciables visant à briser la transmission du savoir et des systèmes de connaissances.

L’autre idée qui a été au cœur de l’histoire, l’autre fiction, est bien sûr que ce pays, cette terre, était vide lorsque les Européens sont arrivés. On appelle cela de différentes manières ; la Doctrine de la découverte… C’est cette idée, cette fiction, qui a permis de construire les structures économiques de ce pays.

Et ces idées sont extrêmement bien ancrées. Et je pense que les Canadiens ne s’éveillent que maintenant à la profondeur de ces idées fondamentales, à tous les niveaux de notre système social et de nos structures sociales. Et la réalité est la suivante : la justice — et c’est la citation que vous avez mentionnée au début — la justice, si nous parlons des arts de la société, ou des arts de l’histoire, ou des arts de quoi que ce soit, comme un mouvement des modèles d’altérité vers des modèles plus caractérisés par l’unité, par le respect de l’autre et de notre spécificité et par les véritables liens et relations entre nous, ce mouvement de l’altérité vers l’unité, ces modèles d’altérité sont tellement enracinés. Et en les présentant comme une condition préalable à toute forme d’unité, on ne peut pas parler d’unité, d’unicité ou de l’une de ces dynamiques sans s’attaquer d’abord au travail de justice vraiment systématique et transformateur qui doit être fait. Et ce travail est difficile, douloureux, et il exige des sacrifices extrêmes et des changements dans les structures économiques, sociales et politiques de la société.

Et franchement, notre société ne s’attaque pas encore à ce problème. Nous commençons seulement à prendre conscience de l’ampleur du problème, mais nous ne nous attaquons pas vraiment aux solutions profondes. Nous sommes beaucoup plus portés sur les actes de réconciliation, les aspects émotionnels et de guérison, qui sont importants, mais qui n’éliminent pas les modèles systémiques d’injustice…

Ce que j’ai vraiment appris, au fond, c’est qu’il faut à la fois arracher la naïveté et l’ignorance relative à la profondeur des injustices qui doivent être corrigées, et arriver à comprendre que le dialogue performatif, symbolique sur l’unité est vraiment appauvri et vide sans une réalité beaucoup plus robuste, en regardant ce qui doit être transformé du côté de la justice.

Alors peut-être que c’est… Désolé d’avoir parlé trop longtemps, mais ce sont les choses qui m’ont sauté aux yeux.

LAURA : Non, c’est formidable. J’aimerais poursuivre le thème de la justice. Shain, quand nous pensons à la justice, nous devons penser au droit, n’est-ce pas ? Et vous êtes vous-même un avocat. Cependant, vous travaillez maintenant dans le domaine des arts et de l’artisanat autochtones et vous avez parlé à plusieurs reprises du rôle de la justice dans la production artistique. Comment considérez-vous la production artistique comme un domaine dans lequel vous défendez la cause de la justice ?

SHAIN : Vous savez, dans notre culture, l’art, nos œuvres d’art ne sont pas « comme » une langue écrite, elles sont une langue écrite. Il y a donc un symbolisme très intense et sophistiqué. Ces fictions dans lesquelles nous vivons dans la société canadienne, et dans beaucoup de sociétés occidentales, ont, du moins en Amérique du Nord et en Amérique du Sud, affecté nos cultures autochtones. Mais je pense que nous avons été éloignés de notre état naturel… Et je peux parler personnellement en ce sens que je crois vraiment en la beauté de l’âme humaine, de l’esprit humain. Il a une très forte composante spirituelle. Je pense que les gens, 99 % des gens, sont généralement bons à l’intérieur, et ils veulent faire le bien, et ils veulent s’unir et travailler avec leurs semblables sur cette planète.

Je ne veux pas trop m’éloigner du sujet ici, mais si nous regardons les choses presque organiquement, il y a certaines vérités. Et c’est pourquoi j’ai vraiment tendu la main à Roshan parce qu’il parle vraiment beaucoup de ces fictions et de ces vérités.

La vérité nécessite la justice, vous savez ? Les gens sont généralement bons à l’intérieur. Ils sont bons à l’intérieur, ils veulent faire ce qui est juste, ils veulent vivre ensemble dans la paix et l’harmonie d’une manière spirituelle. La vérité rend cela… nécessaire. La vérité rend nécessaire cette sorte d’état naturel qui est nôtre. Ce qui s’est passé dans la société, c’est qu’on nous a vendu certaines idées, vous savez ? Et j’ai parlé à beaucoup de nos aînés et… certains d’entre eux ont utilisé le terme comme si un sort nous avait été jeté — nous avons une composante très spirituelle dans tout ça — un sort a été jeté sur ces gens pour leur faire faire ces choses qu’ils ne feraient pas normalement, ou qu’ils ne feraient pas dans leur état naturel. Et je vois ce sort comme étant, encore une fois, comme cette chose frauduleuse.

Si vous considérez toutes les façons dont un groupe de personnes commet des injustices contre un autre groupe, cela est basé sur ce que Roshan a dit, une fiction. Vous pouvez retourner à l’Angleterre, dans des régions où les élites, l’aristocratie ou la monarchie voulaient quelque chose d’un groupe de leur propre peuple. Il serait considéré comme leur propre peuple, sur le plan racial. Et ils utilisaient les mêmes mensonges, le même genre d’insultes contre ces gens qu’ils utilisaient contre mon peuple : « Oh, ce sont des ivrognes. » « Ils sont paresseux. » « Ils ne sont pas travaillants. » « Ils sont stupides. » « Le Dieu qu’ils suivent [même si c’est le même Dieu] n’est pas notre Dieu. » Et ils trouvent différents moyens et avenues pour empoisonner ça. C’est comme un cancer.

Et j’utilise ce terme délibérément… c’est comme un cancer parce que… ces opinions et ces idéologies sonnent le glas de la société et finissent par tuer leur hôte. Elle ne vit pas dans l’unité. Ces constructions hiérarchiques [détruisent] littéralement notre planète en ce moment et causent tout ce désordre, mais au niveau sociétal, c’est tellement destructif pour l’âme humaine.

Je vais m’arrêter là, je suis sûr que j’ai encore beaucoup de choses à dire, mais…

LAURA : Non, non, c’est très bien. Et donc, qu’en est-il de cette idée du rôle de la justice dans la production artistique ?

SHAIN : Ouais. C’est très important.

LAURA : Comment donc notre production artistique promeut-elle la cause de la justice ?

SHAIN : Eh bien, je vais vous donner un exemple. Juste pour revenir en arrière. C’est notre… Si vous regardez en arrière, je vais revenir en arrière… Et pour ceux d’entre vous qui ne peuvent pas voir parce que c’est un balado, je vais vous l’expliquer visuellement.

LAURA : Vous pouvez nous envoyer une image et nous pouvons la présenter après.

SHAIN : Bien sûr. Oui. Je ne sais pas si vous pouvez bien voir ça, mais c’est notre aigle royal à deux têtes. C’est une pièce que j’ai créée pour une exposition appelée « Testify » qui a fait le tour du pays. Il s’agissait d’une sorte de mariage entre artistes et avocats pour parler des lois autochtones. C’est en quelque sorte le sommet de la loi Sechelt, d’où je viens. Et cette figure représente presque tout ce qui est bon en nous.

C’est un aigle royal, surnaturel, plus grand que nature. Et quand je dis aigle royal, je ne parle pas d’une espèce réelle ou du type d’aigle dont il s’agit. Cette chose est surnaturelle, ardente. C’est comme un oiseau-tonnerre. Il capte toute votre attention quand il vole dans le ciel. Mais cette chose pourrait détruire toute votre communauté d’un seul coup. Il très puissant, mais nous ne le verrons jamais de cette façon. L’essence même de cette image est l’idée de rassembler les gens, de tirer le meilleur de ce que chacun a à offrir et de nous rendre plus forts.

LAURA : Super. Merci d’avoir parlé de toutes ces intéressantes réflexions. J’aimerais passer à Roshan. Roshan, vous avez travaillé à l’avant-garde du droit et de la politique dans ce pays, notamment en tant que conseiller juridique et conseiller de l’ancien procureur général Jody Wilson-Raybould. Alors, quelles sont, selon vous, les limites du droit et de la politique dans la promotion de la justice ? Et pour faire suite aux remarques de Shain, comment pensez-vous que les éléments de la culture peuvent jouer un rôle dans l’établissement de la justice ?

ROSHAN : Avant d’aborder la question du droit et de la politique… Au moment où Shain parlait, je me suis souvenu d’une description de la violence faite par ‘Abdu’l-Bahá. Il parlait de la violence comme d’une fièvre dans le monde de l’esprit. La violence humaine est une fièvre dans le monde de l’esprit. Et si vous pensez à ce qu’une fièvre fait au corps humain… Elle affecte tout le corps humain à la fois ; elle le rend malade dans son ensemble ; elle obscurcit tous les sentiments de bien-être ou les défenses de la santé ; elle stimule d’une certaine manière, votre cœur, vos organes, n’est-ce pas ? Elle suscite une course des uns contre les autres. Et bien sûr, cela vous fait courir le risque de ne pas pouvoir la contrôler et de vous surchauffer et qu’elle prenne le dessus sur tout, n’est-ce pas ? Et quand Shain parlait d’un sort qui avait été jeté, ou de la menace et de la peur qui sont instillées chez les gens lorsque leurs visions du monde et leurs systèmes sont remis en question… Souvent l’esprit est pris d’assaut comme s’il avait une fièvre. Et parfois, cela peut aller jusqu’à un extrême. Et c’est ce que nous avons vu. Et c’est toujours le risque que nous courons.

Ainsi, Shain a en quelque sorte introduit dans la discussion la dimension intérieure de cette question de justice et de transformation sociale, sa dimension intérieure et spirituelle. Au fond, cela exige et nécessite… et en fait cela ne réussira que si certains éléments de la transformation intérieure ont lieu, permettant et propulsant la transformation extérieure. Et cela nous ramène à la question du droit et de la politique, à laquelle j’ai une double réponse. D’une part, nous ne devrions jamais dénigrer ou parler de manière limitée du degré de transformation du droit et de la politique nécessaire pour créer les conditions d’une plus grande justice, d’une plus grande unité et d’une plus grande transformation sociale que nous voulons voir.

Dans l’histoire du Canada, le droit a été l’un des principaux outils du colonialisme, l’une des principales armes de violence et d’incitation au racisme. Il est remarquable qu’au Canada, en 2021, la principale loi qui régit la vie des peuples des Premières Nations reste une loi du 19e siècle, ségrégationniste, raciste, qui a des racines dans les lois d’apartheid en Afrique du Sud et les reflète, la même loi qui a donné naissance aux pensionnats, qui a interdit aux peuples autochtones de voter — aux peuples des Premières Nations de voter — jusque dans les années 1960. Cette loi est toujours en vigueur. La Loi sur les Indiens reste la principale loi qui régit la vie des Premières Nations, qui établit le système des réserves, qui confisque les terres, tout cela. Voilà le Canada en 2021. C’est toujours comme ça, en fait, jusqu’à il y a 24 mois, car ce n’est qu’au cours des 24 derniers mois que le Canada a adopté une loi visant à faire respecter les droits des Autochtones.

Au Canada, nous avons encore la Loi sur les Indiens ; nous avons encore la loi coloniale qui a mis en place tout le système colonial qui doit être démantelé. Tout cela pour dire… Ces dernières années, quelques lois ont été adoptées, comme la Déclaration des droits des peuples autochtones, mais ce n’est que le sommet de l’iceberg des changements juridiques et politiques qui sont nécessaires.

Donc… une transformation complète des lois, des politiques et des pratiques est nécessaire dans ce pays. Mais le changement social se produit toujours à trois niveaux ; il doit se produire à trois niveaux afin de se manifester véritablement par une transformation sociale. Le premier est que nous avons besoin d’un changement au niveau des significations et des mentalités — c’est ce dont Shain a commencé à parler. C’est quelque chose que l’art, en tant que forme, réifie, exprime, diffuse dans le monde et renforce. Ainsi, au niveau de nos constructions mentales et de nos associations, de nos façons de penser, de nos mentalités, de nos visions du monde, de nos connotations et de nos compréhensions communes. Voilà pour ce qui est du plan des significations sociales et des compréhensions sociales.

Il faut aussi, pour provoquer un changement social, un changement au niveau des normes sociales. La façon dont nous interagissons, agissons et entrons en relation les uns avec les autres. Et cela touche à la dynamique humaine de l’amour, de l’empathie, de l’interrelation et de l’attention portée à autrui, et encore une fois, nous avons parlé — Shain a parlé — de la façon dont les êtres humains interagissent et se rassemblent dans la violence, par opposition aux modèles d’amour… et toutes ces choses.

Et puis, il faut un changement au niveau des formes sociales. C’est le domaine de la loi et de la politique, de la prise de décision et de la politique.

Le défi est multiple. Un de ces défis, étant donné le parti pris eurocentrique bien sûr, est le fait que nous nous concentrons uniquement sur les lois et les politiques. C’est la nature de la modernité post Siècle des lumières et ainsi de suite… se concentrer sur ce niveau. Et se concentrer sur ce niveau sans changer les significations sociales et les normes sociales signifie que vous aurez un changement très limité au niveau des formes sociales. Ces changements ne prendront pas vraiment effet et ne transformeront pas vraiment la société. Il faut qu’un travail de transformation ait lieu à ces trois niveaux à la fois ; au niveau des significations, des normes et des formes.

Ce que nous voyons au Canada actuellement, c’est un certain degré d’émergence, surtout au cours de la dernière décennie, je dirais, au premier niveau, celui des compréhensions. Mais nous avons encore un long chemin à parcourir. Il y a, je pense, un certain désir de voir les gens changer leur façon d’être et de se comporter, mais on ne voit pas vraiment d’impulsion dans la société canadienne. Le changement se situe vraiment au niveau des relations et des comportements [et cela nécessite] une réorganisation fondamentale de notre mode de vie économique, social et culturel. On ne le voit pas.

On pourrait voir ça comme ce qui a trait au changement climatique. On ne le voit pas sur les grandes questions auxquelles les sociétés sont confrontées, nous ne sommes pas là. Et puis au niveau des lois et des politiques, nous le voyons un peu, mais vous ne voyez ni la compréhension, ni la volonté, ni le désir d’agir pour faire de grands changements. Nous avons donc maintenant beaucoup d’actes politiques rhétoriques et théâtraux autour de la réconciliation. Ils sont maintenant politiquement avantageux. Et vous le voyez beaucoup. Mais vous voyez très peu de connaissances sur la manière de faire réellement ce qui doit être fait, et vous ne voyez pas souvent la volonté de mener ces choses à bien parce que d’autres facteurs, plus cyniques, entrent en jeu.

Ainsi, ce ne sont pas tant les limites du droit et de la politique qui doivent être changées, mais les limites de ce que nos structures juridiques et politiques sont, et ont été, désireuses ou capables de faire à l’heure actuelle, en l’absence de changements plus profonds dans les significations et les normes.

La dernière chose que je dirai est que, bien sûr, ces processus s’accélèrent, n’est-ce pas ? Le changement s’accélère. Le changement ne se produit pas dans un certain… L’histoire s’accélère. Elle ne fait pas que serpenter vers quelque chose. Elle jaillit, et les choses peuvent changer, et puis les choses peuvent se stabiliser, puis elles peuvent changer à nouveau soudainement.

Les choses peuvent donc se dérouler de façon très fluide. Et Shain et moi en parlons beaucoup. Tous ces efforts, c’est à propos de… la question fondamentale qui se pose à nous tous : combien de souffrance allons-nous endurer collectivement et individuellement pour faire les changements qui doivent être faits pour que la condition de l’humanité s’améliore de la manière dont elle doit le faire pour la survie et l’épanouissement de tous les êtres humains ? Il s’agit de savoir combien nous allons souffrir pour y arriver. Et ce travail — ce travail pénible, dur, dans les tranchées, le travail qui est soutenu par l’art, l’histoire et la loi autochtone dont parle Shain — tout ce travail consiste à atténuer, déplacer et pousser vers des moyens d’effectuer ces changements qui, espérons-le, limiteront la souffrance autant que possible. Pas seulement pour les peuples indigènes qui ont déjà beaucoup trop souffert, mais pour nous tous, car nous avons tous collectivement de vastes changements à opérer. Et je m’arrête là.

LAURA : Merci. Oui, c’est un défi de taille. Combien sommes-nous prêts à souffrir pour y arriver ? Et comme vous parliez de ces différents niveaux de changement, et de ces petits endroits où le changement doit se produire, je ne pouvais m’empêcher de penser aux jeunes et aux enfants, n’est-ce pas ? Nous regardons l’histoire, nous regardons qui a été affecté, et nous essayons de travailler pour l’avenir, et les enfants et les jeunes entrent dans le tableau de manière très urgente.

Shain, je voulais vous poser une question sur les jeunes, car je crois savoir que vous consacrez une grande partie de votre temps à offrir des ateliers aux jeunes, à présenter des enseignements culturels à des jeunes à risque, à fournir des emplois et des formations aux jeunes autochtones en milieu urbain. Pouvez-vous nous parler de votre inspiration pour travailler avec les jeunes et du potentiel que vous voyez en eux pour devenir des champions de la justice ?

SHAIN : Vous savez, et ça peut sembler peu original, mais les jeunes sont notre avenir. Et je pense que j’ai toujours été attiré par l’énergie de la jeunesse parce que dans leurs yeux y a la capacité de renaître. Et je déteste dire ça, mais j’ai deux adolescents. Un des deux entrera à l’université l’année prochaine, ce dont je suis très fier, mais je regarde les transitions et la transformation, et cela me donne beaucoup d’espoir, parce que mes enfants m’ont en fait aidé à me transformer en regardant le monde par leurs yeux et par leurs interactions avec moi et en reconnaissant mes propres préjugés dont j’ai hérité de ma génération et qu’ils n’ont pas. C’est la vraie raison pour laquelle nous plaçons tant d’espoir dans cette génération, parce qu’ils ne portent pas ce bagage, vous savez ? Et ils peuvent reconnaître l’injustice plus que vous ne croiriez. Ils la voient. Parce qu’une grande partie de la signification de l’art a été perdue ; et les enseignements autour de l’art ont été perdus.

Une grande partie de mon travail consiste à collaborer avec d’autres artistes et, dans toutes les facettes de ce travail, à essayer de récupérer le plus possible pour pouvoir le transmettre à ces jeunes, et leur donner des outils pour faire ce qu’ils doivent faire, parce que je ne serai pas capable de le faire… Quand j’étais jeune, j’avais ces notions stupides que je changerais le monde et que je ferais partie de cela, que je le mènerais à bien. Et même dans nos enseignements — nos enseignements sur les sept générations — ce n’est pas ce que nous sommes censés faire. Nous sommes censés préparer la prochaine génération à son travail.

Et ce n’est pas le but ultime, c’est une façon d’être. En fait, j’ai souffert de beaucoup de — et vous savez, je vais être vraiment honnête — quand j’ai grandi, j’étais très malade mentalement, et Roshan u a fait allusion. J’ai eu une éducation extrêmement abusive et j’ai vécu dans la rue. Et oui, c’était assez difficile. Et ce n’est que dans la vingtaine et même la trentaine que j’ai commencé à comprendre les choses avec l’aide de beaucoup de personnes spirituelles et actives dans un domaine culturel, qui m’ont aidé de cette façon, en me donnant certains outils. Et notre travail consiste à préparer la prochaine génération pendant que nous guérissons nous-mêmes.

En fin de compte, je crois que nous pouvons tous trouver notre propre paix intérieure en participant à la lutte et en sachant qu’elle ne finira jamais, vous savez. Elle est là. Mais la paix que vous trouvez en participant à cette lutte et en sachant que vous allez vous réveiller le lendemain et que vous allez devoir continuer à vous battre, c’est vraiment très beau. Et j’ai vu beaucoup de gens se transformer parce qu’ils avaient admis cela.

Et pour en revenir aux jeunes, ils sont nés au cours de la plus grande lutte que l’humanité puisse connaître, à savoir une menace existentielle pour l’humanité. Je compatis avec eux et tout ce que je peux faire, c’est d’essayer de les préparer à ce qu’ils devront affronter. Et savoir que le travail que nous faisons maintenant peut avoir cet impact, peut-être des générations plus tard. Nous ne pourrons peut-être pas en profiter, mais les enfants de mes enfants pourront peut-être profiter du travail que nous avons commencé. Et si nous pouvons leur apprendre à accepter cette lutte — qui est, avouons-le, dans nos communautés autochtones, notre mécanisme de survie. C’est comme ça que nous survivons. Et beaucoup n’ont pas survécu parce qu’ils n’ont jamais trouvé la paix.

Je crois que ce que nous enseignons aux sociétés non autochtones, c’est justement ça. Qu’il est temps. J’espère que vous accepterez de participer à la lutte aussi et que vous trouverez la paix dans tout ça. Et comme le disait Roshan, on ne sait jamais comment les sociétés vont réagir à ces nouvelles variables. On en est à un stade où les non-autochtones… Ça a commencé par de la sympathie, vous savez. Je viens aussi d’une famille non autochtone — et ils ont inspiré, nous avons inspiré de la sympathie chez eux.

Ma famille était vraiment, vraiment désolée pour moi. « Oh, j’ai eu une éducation difficile. J’étais dans la rue. J’ai dû faire face à tous ces abus physiques, mentaux, sexuels… » Et, vous savez, « Oh, pauvre gars. » Et je peux être vraiment honnête, ces mêmes personnes souffrent tellement en ce moment. Lors de nos réunions de famille, les membres non autochtones de ma famille viennent me voir pour obtenir des réponses.

Ils savent que ce qu’ils ont suivi, et les idées qu’on leur a vendues sont désuets ; moralement, éthiquement, spirituellement, elles sont vides. Et ils nous tendent maintenant la main parce qu’ils ont trouvé une vérité dans nos enseignements. Et je crois vraiment — sans vouloir être arrogant — mais je crois vraiment que dans nos sociétés autochtones, nous détenons une partie de la clé du salut, dans nos enseignements sur l’unité dans la diversité, vous voyez ?

Ce n’est pas pour rien que Roshan et moi sommes très proches et que j’ai beaucoup de respect pour la foi bahá’íe, venant d’une tradition où la religion n’est pas vraiment importante. Avoir une sorte de direction spirituelle qui correspond presque exactement à nos propres croyances spirituelles concernant, encore une fois, les enseignements sur l’aigle royal qui nous rassemble, en prenant le meilleur de ce que chacun a à offrir, en prenant soin des personnes vulnérables, en nous rendant plus forts tous ensemble. Tout le monde a quelque chose à offrir.

Les gens du monde entier cherchent à obtenir ces enseignements. Ils savent que ce qu’on leur a vendu est faux. Ils le savent, vous savez. Et maintenant, nous sommes à ce moment de crise où nous allons souffrir, et je prie. Et je le fais, je prie tous les jours pour savoir comment nous allons atteindre ce but, et si la société va changer en fonction de cette souffrance, ou si ces forces vont réussir à maintenir les gens avec des œillères et aveugles à ce que sont les vérités. C’est ça le combat. C’est le conflit actuel. Et… il est entre les mains de nos jeunes.

Je prie pour eux. Et je vais donner tout ce que je peux pour m’assurer qu’ils sont armés pour affronter ce qu’ils ont à faire ; au moins dans ma propre sphère.

LAURA : C’est vraiment beau. Et merci de vous ouvrir, de parler de vos expériences personnelles avec une telle candeur.

J’ai donc commencé la conversation aujourd’hui en faisant référence au centenaire de la mort de ‘Abdu’l-Bahá que la communauté bahá’íe a souligné la fin de semaine dernière. Le Canada a un lien particulier avec ‘Abdu’l-Bahá, du fait qu’il a visité Montréal en 1912 et a plus tard écrit au Canada. Ce qui frappe dans ses déclarations publiques et ses lettres, ce sont les aspirations qu’il avait pour un pays à une époque plutôt sombre de notre histoire, surtout si l’on considère le racisme et la xénophobie qui touchaient de nombreux aspects de la société canadienne, y compris le système des pensionnats indiens.

Ainsi, ‘Abdu’l-Bahá a exprimé l’espoir que le Canada établisse les bases de l’égalité et de la fraternité spirituelle entre les hommes. C’était donc son espoir pour notre pays. Quelles sont vos aspirations pour le pays et qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ? Je vais commencer par Roshan.

ROSHAN : Eh bien, vous savez, à un certain niveau, bien sûr, le Canada est un pays, comme tout État-nation, qui n’est que le produit de certaines forces historiques qui se sont exercées à un certain moment. Il n’y a rien de permanent ou de réel à son sujet. C’est quelque chose qui a été construit par les caractéristiques de l’histoire humaine et il n’y a rien de permanent ou de nécessaire dans un État-nation. Il s’agit de l’essor, du changement et de la nature dynamiques des sociétés humaines et de leur évolution.

Lorsque je parle de l’avenir du Canada en particulier, je pense à la réalité dans laquelle les peuples autochtones ont été laissés de côté quand le Canada a été formé. Et ce péché originel fait que la réalité du Canada a toujours besoin d’être réimaginée complètement et totalement. Et pour qu’une chose s’appelle Canada, pour qu’elle se maintienne d’une manière qui soit identifiable comme étant le Canada, elle doit se réimaginer et se transformer complètement.

Le travail qui… lorsque nous discutons si tout le monde parle de réconciliation ou de résurgence, quel que soit le terme que nous voulons utiliser, au cœur de ce travail, c’est la même chose. Au cœur de ce travail, les nations autochtones reconstruisent leurs systèmes de connaissances, de communauté, de gouvernance, de droit. Ensuite, il faut établir des relations appropriées, fondées sur des relations de nation à nation, des relations souveraines entre ces entités et ce que nous appelons le Canada. Ce travail, s’il est fait de la manière qui est fondée sur des principes et qui est nécessaire pour atténuer, aborder et chercher à aborder les réalités intergénérationnelles du colonialisme et du racisme, transformera et forcera une réimagination de ce qu’est le Canada.

Mon espoir réside donc dans ce travail. C’est ce dont le Canada a besoin pour avoir un quelconque avenir. C’est ça, et ce à quoi ça ressemble en tant que pays, je l’ignore. Il s’agit d’une réalité réimaginée, transformée, où une relation originale injuste est refondue autour des peuples autochtones, qui reconstruisent selon leurs conditions, leurs nations et leurs réalités, puis remodèlent la relation en se basant sur les peuples autochtones, qui sont les chefs de file à cet égard.

Ce qui me donne de l’espoir, c’est que le travail est déjà en cours ; les nations le font à différents niveaux ; elles le dirigent. Elles sont toutes à des niveaux différents. Elles le font de manière différente. Elles le font à des rythmes différents. Mais c’est là que se trouvent les solutions. C’est là que se trouve l’avenir du pays, et c’est là que se trouve l’espoir pour le pays ; c’est dans ce travail et dans les relations qu’il va transformer.

C’est donc là que je puise l’espoir. Bien sûr, le monde dans son ensemble a besoin de plus en plus d’exemples de sociétés qui se transforment et dont le fondement initial n’est pas un péché originel d’exclusion raciste et d’oppression coloniale, mais qui essaient d’établir des relations appropriées, des relations structurées, des relations respectueuses entre des peuples distincts et de déterminer comment ils interagiront, façonneront, gouverneront et dirigeront ensemble une société d’une manière réalisable, pratique et fondée sur des principes. Nous n’avons pas beaucoup d’exemples de cela dans le monde. C’est ce dont le monde a besoin aux niveaux local et mondial.

En d’autres termes, quel que soit l’avenir du Canada dans cette réalité, il dépend et est basé sur la façon dont nous accueillons, encourageons et soutenons ce type de travail que les peuples autochtones mènent aujourd’hui.

LAURA : Merci Roshan. Et vous Shain ? Quelles sont vos aspirations pour le pays et qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ?

SHAIN : Je pense beaucoup comme Roshan. Je veux dire, évidemment, nous avons cette histoire horrible — et le présent n’est pas si génial non plus — mais étant donné la direction et les possibilités au Canada, je suis optimiste quant à ce que nous pouvons faire ici. Et il y a cette réalité opérationnelle que nous devons reconnaître, qu’en raison de la nature contradictoire que la société occidentale a placée dans le monde, nous vivons vraiment dans cette société internationale contradictoire, que ce soit sur le plan économique, militaire, idéologique ou autre. Je pense que le monde est en train de chercher des exemples, un peu comme ma famille dont j’ai parlé. Je pense qu’il y a des gens dans des pays qui cherchent des exemples de justice et quelque chose qu’ils aimeraient incarner parce que personne ne veut vivre sous une autocratie.

J’ai donc beaucoup d’espoir pour le Canada dans le sens où nous semblons reconnaître beaucoup de vérités. Et quand nous reconnaissons ces vérités, la justice ne peut que suivre. La lutte actuelle est de savoir comment faire proliférer ces vérités non seulement au niveau local et national ici pour essayer de transformer le Canada, ce qui est tout ce que nous avons à faire au sein du système, c’est la réalité opérationnelle, mais aussi d’exporter ces histoires, d’une manière ou d’une autre, dans le monde, afin que nous puissions commencer à unifier d’autres soi-disant démocraties libérales dans ce domaine presque organique. Je veux dire, c’est mon espoir.

Et c’est là que nous devons… Et les gens veulent croire. Ces cousins qui me contactent lors de réunions de famille, ils veulent croire. Les gens du monde entier veulent croire ; ils veulent quelque chose en quoi croire ; ils savent que ce qu’on leur a vendu ne fonctionne pas. J’ai beaucoup d’espoir. Et le Canada est mon point de départ, c’est donc ici que je travaille avec l’espoir que nous puissions fournir cet exemple, et toutes ces belles, belles âmes qui sont justes, qui consacrent leur vie à la justice ; elles fournissent un exemple. Nous nous rassemblerons pour former une plus grande force.

Oui, il y a beaucoup de beauté dans ce monde, nous devons juste ne pas perdre la foi et continuer à travailler.

LAURA : Merci pour cette belle image pleine d’espoir que vous venez de peindre. Et merci à vous deux de nous avoir présenté aujourd’hui toutes vos réflexions et vos précieuses idées. Vous nous avez laissé beaucoup de choses auxquelles réfléchir sur l’histoire du Canada, sur les défis qui nous attendent, sur le pouvoir de la vérité, de la justice, de l’art, de la transformation, de l’amour et de l’espoir.

Merci encore à Shain et à Roshan. Nous sommes vraiment reconnaissants que vous ayez pu vous joindre à nous. Merci.

ROSHAN : Merci.

SHAIN : Merci de me recevoir.